18 avr. 2011

L’Identité obscure

L’Identité obscure
Chant 3
C’est comme un feu mais sans feu, sans futur ni passé, 
le corps est si léger qu’il semble flotter sur les
heures arrêtées, dans l’étincellement du matin,
je l’appelle le présent, ce feu, il est partout,
il est insaisissable, la main se tend, ne touche
qu’un vide qui lui ressemble, une sorte d’ombre claire, 
l’envers des choses qui s’effacent et qui jaillissent,
dessinent sur les yeux le leurre de leur présence, 
je sais qu’elles ne sont pas et pourtant je prononce
leur nom, ce souffle d’air qui les fait durer un peu
le temps de croire que plus que moi elles demeurent
peuplant l’espace que je traverse et que je laisse,
table, dis-je, voilier, pins, genoux, eucalyptus,
terrasse où parlent deux filles assises, avec l’avion,
le chien qui passe langue pendante, l’horizon
qui s’approche, on ne sait pas pourquoi, est-ce l’orage,
la guerre là-bas tout près, le fracas des bombes
et la lagune aux flamands roses, tout ce qui vient,
s’éloigne, ne laisse pas de trace, et je dis j’aime
cet éphémère, je le touche, je le respire, 
il m’enveloppe, il est ma peau, il est ma vie,
la pluie vient sans qu’on l’attende, on écoute les gouttes
elles font trembler les feuilles, on ne les entend plus,
on les voit, elles sont l’image de chaque instant,
elles brillent et s’éteignent, brillent s’éteignent, brillent,
elles font une seule lumière où tout s’efface,
d’où tout renaît, lessive, couleurs, verger, montagne,
c’est encore la première fois, les mouches grincent,
une porte claque, le vent fait tourner les pages
d’un livre, elle disait sois juste envers le moment,
regarde toute chose sous l’aspect du moment,
aie du respect pour tous les moments et ne fais pas
de liaisons entre les choses, le ciel ou la mer
savent-ils qu’ils sont bleus, s’en souviennent-ils, ils n’ont
pas de couleur, c’est la mémoire qui leur en donne,
le monde est un instant multiplié, on n’y entre
qu’en oubliant, volet qui crie, le jour, son éclat
sur tes yeux blessés, quelqu’un m’appelle par mon nom,
ce que j’entends ça n’est pas ce que je vois, je dis,
ce que je veux, nous le voulons tous, est impossible,
entrer dans cet instant, l’habiter mais sans y penser,
être autre chose que ce départ recommencé
qui me fait l’ombre de moi-même, être le diamant
scintillant aux infinies facettes, et le savoir,
n’être rien que ce grain de feu où tout se reflète,
wishfull thinking, disait-il, et il avait raison,
quant à voir vraiment, c’est une autre histoire, je ne vois
que ce que je sais, je pose des noms, des images, 
je m’y prends, je n’en sors pas, et comment sinon se
comprendre, la traversée des heures est insensible,
je me retrouve un autre jour sans l’avoir voulu,
mais veut-on jamais ce qu’on veut, le temps recommence
ailleurs, pour d’autres yeux, d’autres mains se cherchent, d’autres
images, je n’y vois rien, je ne sais plus où je
vais, il faudrait raconter ma vie, je l’ai perdue
je ne comprends plus ce que je dis ce que j’entends
parce que, soudain, tout est là, l’étoile et la tasse,
toutes les mains dans la main qui se tend, un silence
de bout du monde dans une montée d’escalier
qui sent la soupe et l’urine, l’oubli plus profond 
que la mémoire, sans cesse quelque chose y bouge
et m’appelle, façon de parler car je n’entends 
rien, ni voix, ni son, simplement c’est comme un élan
dont je ne sais où il m’emporte, mais je le suis
sans savoir, tout en sachant très bien, et puis quoi, dis-je,
c’est tout cet inconnu qui me prend comme une mer,
souffle sur moi, et c’est l’orage, son désordre noir,
l’aveuglement, mes yeux fermés et mes mains qui voient,
j’avance, pourtant c’est comme si je reculais,
aide-moi, dis-je, je n’ai pour voix que le silence,
l’absence pour présence même si je suis là
avec mon poids de chair, mes pieds, mes jambes, mes bras
et ma bouche qui dit, c’est moi, mais moi qui, moi quoi,
si je me couche c’est déjà l’autre, si je mange,
un autre encore, et là dis-je c’est qui, je m’approche,
du bout des doigts je donne une forme à ton visage,
tu me fais moi puisque tu es toi, tu me fais être
entre mon regard et le tien, c’est comme un fil, 
tendu où pas à pas nous marchons en équilibre,
il faudrait pouvoir ne pas tomber, rester sans fin 
dans cet instant, ce répit, un cadeau de la vie
disait-il, ce qu’elle t’offre toujours entre deux gestes,
dans l’interstice, salle d’attente, quai de gare,
une affiche au mur, le bruit des voitures au passage,
les champs comme suspendus, arrêtés, dans un temps
que m’empêche d’atteindre le feu luisant des voies
en partance, toujours, en partance, j’en oublie 
que l’ailleurs est ici, je m’éloigne, je m’en vais,
je quitte la belle de nuit, ses clochettes mauves
autour de la grille, je quitte les filles, le petit vieux
sur un banc qui me regarde, je quitte la ville
entrevue, ses maisons blanches, je quitte un ciel pour
un autre que je ne verrai pas puisque jamais
on ne voit ce qu’on voit , toujours ce qu’on ne voit pas
©Jacques Ancet, L identité obscure, chant 3, inédit.

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